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Excellente question posée par Valérie Charolles dans un très bel essai à la fois technique et philosophique. Dissertant à la fois des statistiques publiques, des comptes des entreprises et de la philosophie kantienne, on me pardonnera de rester à ce qui me concerne, à savoir les comptes des opérateurs économiques.

IL Y A CHIFFRES ET CHIFFRES

Une remarque d’abord sur les chiffres : ils sont en réalité de deux natures :

    • les données financières des entités économiques sont de nature comptable : elles sont supposées rendre exhaustivement compte d’une situation donnée en fonction des règles fixées, appliquées de manières raisonnée et prudente ;
    • les données statistiques, au moins celles qui reposent sur des sondages, font l’hypothèse de l’exhaustivité en négligeant les « queues de distribution », supposées non significatives et prises en compte à travers le facteur de confiance, auquel personne ne s’intéresse jamais ; sur ces points, l’analyse de V. Charolles est particulièrement éclairante ;

Il y a, si l’on me permet cette comparaison, entre les deux approches, la différence entre le résultat courant et le résultat net. Combien de fois n’avons-nous pas entendu les dirigeants d’entreprises nous expliquer « s’il n’y avait pas eu tel événement… » ?

DIFFICILE DE FAIRE DES PRÉVISIONS, SURTOUT SUR L’AVENIR

V. Charolles nous explique en quelques pages bien troussées que les business plans résultent de l’alliance de la calculette et du cigare. Le dirigeant, ontologiquement fumeur de cigare, fait dire ce qu’il veut à la calculette. Vrai et faux, au moins tant que l’on reste entre gens de bonne foi :

    • vrai parce que toute décision majeure est politique et que sa seule existence change la donne antérieure ;
    • vrai parce que le facteur temps est le plus difficile à apprécier : depuis que le programme nucléaire existe, la durée de vie des centrales augmente ; à l’inverse, le scandale de Panama ou celui d’Eurotunnel sont en partie liés à une insuffisante estimation du temps de retour de l’investissement ;
    • vrai parce que le business plan est implicitement la moyenne d’une série de possibles ;
    • faux parce qu’il reste le plus souvent la preuve par l’absurde ; je me souviens, au temps de la bulle de 2000, avoir vu des business plans qui supposaient implicitement que les 6 milliards d’humains possèdent au moins 2 téléphones mobiles en 2010. L’élasticité des chiffres a une limite !

L’INSAISISSABLE « CAPITAL HUMAIN »

Tout le monde sait depuis Henry Ford que la valeur des collaborateurs n’est pas au bilan. V. Charolles en tire, à mon avis à tort, la conclusion que cette absence conduit à des décisions économiques erronées. Elle prend l’hypothèse d’un chef d’entreprise (heureux) qui doit augmenter son potentiel de production pour faire face à une croissance de la demande : ou il fait travailler ses chaînes actuelles 3×8 au lieu de 2×8, ou il investit dans une troisième chaîne entièrement automatique. Le coût actualisé des deux projets est identique. Il fera donc son choix en fonction de facteurs liés notamment :

    • aux conséquences d’un reflux de la demande : qu’est ce qui sera le plus difficile : licencier du personnel ou négocier avec les prêteurs ?

    • au know-how accumulé par l’entreprise : vaut-il mieux investir dans une technologie nouvelle ou s’en tenir aux techniques éprouvées ?

Le fait qu’une décision soit un investissement et l’autre non me semble assez secondaire et les analystes financiers ne sont pas (tous) assez sots pour préférer systématiquement un achat qui améliore l’EBITDA à une embauche qui le diminue. Ils tiennent aussi compte du gearing de l’affaire.

LES BIENS IMMATÉRIELS ET PUBLICS SONT MAL APPRÉHENDÉS DANS LES COMPTES

La critique adressée à la comptabilité de ne pas représenter fidèlement les valeurs incorporelles est exacte en théorie, a moins d’application qu’on ne le pense en pratique en raison du mouvement des fusions-acquisitions. La plupart des grands groupes d’informatique ou de communication ont été construits à coups d’acquisitions. Il s’en dégage donc des goodwills dont il est vérifié régulièrement qu’ils sont justifiés. On peut considérer aujourd’hui (CAC40<3000) que l’actif net consolidé d’un grand groupe dans l’économie de l’immatériel est assez représentatif de sa valeur réelle.

Bien plus justifiée est sa remarque sur la fausse interprétation donnée d’une hausse des matières premières, qui devrait apparaître pour ce qu’elle est, à savoir une pression pour un développement plus durable. La comptabilité actuelle ne mesure pas les relations entre l’entreprise et la nature parce que cette dernière n’est représentée par personne. Les rapports environnementaux publiés par les grands groupes donnent certes des informations mais, faute d’un système bouclé et exhaustif, on ne sait pas quel est le solde de l’échange entreprise/nature.

Ce qui vient d’être dit sur les ressources naturelles vaut également pour une catégorie légèrement différente, celle des biens publics, sur lesquels les développements de V. Charolles sont très convaincants. Que vaut le spectre des fréquences dont l’Etat est détenteur ?Sur ces sujets fondamentaux, recherchons le Luca Paccioli du XXIème siècle…

LA COMPTABILITÉ EST-ELLE UN SUJET POUR LES POLITIQUES ?

Finissons par le dépit à peine voilé de V. Charolles de voir l’Etat ou la Commission Européenne abandonner toute prérogative en matière comptable au profit de l’IASB. Cette thèse est largement répandue en France, faisant mémoire du glorieux plan comptable de nos ancêtres. Je suis en complet désaccord avec cette thèse en ce qu’elle reprend le mot fameux de Clemenceau sur la guerre, sujet trop sérieux pour être laissé aux mains des militaires. Seul l’IASB est aujourd’hui capable de produire des normes raisonnablement à l’abri des pressions politiques et mondialement acceptées, ce qui sera fait au plus tard en 2014 avec l’acceptation des normes internationales par les Etats-Unis. Ceci n’empêche naturellement pas :

    • d’améliorer sa gouvernance, de manière à ce que la vie réelle soit prise en compte dans l’élaboration de ses normes et pas seulement la beauté de la théorie ; 
    • de réfléchir à une déconnexion partielle entre les règles comptables et les règles prudentielles, les premières n’ayant pas le même objectif que les secondes, de la même façon que nos règles fiscales s’écartent des règles comptables sur un certain nombre de points.

Quant au reproche fait à la comptabilité de rendre les comptes dans l’intérêt exclusif du bailleur de fonds propres, c’est une très ancienne querelle qui fera long feu aussi longtemps que le droit positif en fera le dernier ressort, capable de perdre toute sa mise. La vraie question n’est pas celle de la hiérarchie des bénéficiaires de l’information financière, mais celle de l’approche retenue : micro-économique pour les IFRS, macro-économique dans notre Plan comptable initial.

On l’aura compris, l’ouvrage de V. Charolles dont le sous-titre est : « chroniques économico-philosophiques » est une lecture indispensable à qui s’intéresse aux chiffres !

Dominique LEDOUBLE

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