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LA JUSTE VALEUR : UNE JUSTE CAUSE ?

La France a décidé de faire entendre une voix passablement singulière dans les débats comptables qui fleurissent dans le sillage de la crise financière qui s’éternise. M. Haas, président de l’Autorité des Normes Comptables, montre contre l’application de la juste valeur, une hostilité qui ne se dément pas. Deux épisodes récents de sa croisade :

  • la position prise sur la dépréciation des titres de dette grecs dans les comptes au 30 juin des banques ;
  • la proposition d’évaluation des normes IFRS.

Fallait-il déprécier les titres de dette grecs dans les comptes des banques au 30 juin ?

Reprenons à son point de départ cet intéressant épisode de politique comptable qui, rappelons-le, se situe également à une période où Mme Lagarde dans son nouvel office, sonne la charge sur l’insuffisante capitalisation des banques françaises.

Dans une démarche qui est une première, le président de l’IASB[1] écrit en août dernier à la nouvelle autorité européenne des marchés (ESMA) pour s’étonner du traitement apparemment disparate retenu par les banques pour déprécier les titres de créance qu’elles détiennent sur l’Etat grec. M. Hoogervorst s’interroge sur l’absence d’impairment des titres détenus jusqu’à leur maturité et sur le taux, à ses yeux insuffisant, appliqué notamment par les banques françaises sur les titres classés dans la catégorie « disponibles à la vente ». Il constate qu’au lieu de se référer à un marché des titres (niveau 1) qui, s’il n’est pas parfait, a du moins le mérite d’exister, certaines banques préfèrent s’en tenir à des modèles internes (niveau 3), en prenant pour argent comptant les orientations générales retenues par les pays européens le 21 juillet. Pour faire simple, la référence au marché conduit à une dépréciation de 50 %, la référence aux promesses des chefs d’Etat, à une dépréciation de 21 %.

Le Président de l’ANC va donc monter au créneau pour une nouvelle attaque de la juste valeur, coupable à ses yeux d’aggraver la situation. Que disait M. Haas début septembre ? Que le marché des titres grecs n’est pas efficient et « qu’il est rare de disposer d’une donnée aussi sûre que la décote de 21 % arrêtée lors des négociations entre les banques, les institutions et les gouvernements »[2]. Que pour éviter que les normes comptables n’alimentent la volatilité des marchés, il fallait éviter de fixer la juste valeur sur la base des valeurs de marché. « Je propose, dit-il, de n’inscrire dans les comptes d’une entreprise que des faits aussi sûrs que possible »[3]. Mais quels sont ces faits aussi sûrs que possible, à défaut de la valeur de marché ? Le coût historique amorti ? La valeur calculée sur la base d’un modèle ? Les promesses des hommes politiques courant désespérément après des faits qui, pour le moment, les dépassent ?

Un peu de temps a passé… Les « engagements » du 21 juillet sont toujours en discussion et le taux de dépréciation de 50 % est aujourd’hui plutôt un plancher qu’un plafond ! Mais après tout post hoc ne doit pas être la mesure automatique de propter hoc. En fait, la réponse institutionnelle à la position de J. Haas est venue ces jours derniers, de l’AEMF[4]. Elle est claire et soigneusement argumentée :

  • les titres classés dans la catégorie « détenus jusqu’à maturité » et donc normalement évalués au coût amorti devaient faire l’objet d’un impairment, le taux de 21 % pouvant être considéré comme une estimation acceptable[5] ;

  • les titres disponibles à la vente devaient quant à eux être marqués au marché pour les titres bénéficiant d’un marché actif (niveau 1) et être évalués par un modèle faisant référence au marché de titres comparables, pour les autres titres (niveau 2) ;

  • impossible donc, comme le souhaitait le régulateur français, de passer directement du niveau 1 (marché) au niveau 3 (modèle) sans essayer le niveau 2 (marché de titres comparables ou de dérivés type CDS).

L’affaire est entendue, pour l’AEMF du moins. L’objectif des états financiers n’est pas d’afficher une stabilité artificielle que les faits démentent tous les jours.

Évaluer les norme IFRS

Changeant son angle d’attaque, J. Haas préconise dans une lettre[6] à l’EFRAG[7], qu’une procédure d’évaluation des normes IFRS soit mise en place. Il propose ainsi de vérifier la qualité intrinsèque des normes ainsi que d’évaluer leurs effets externes sur les comptes ou le comportement des acteurs économiques. On comprend au fil du courrier que le président de l’ANC, poursuivant le combat français contre la juste valeur, cherche par ce moyen à faire surgir aux yeux de tous la nocivité et le caractère « procyclique » de cette technique.

Évaluer la cacophonie grecque…
  • l’affaire des titres grecs pourrait servir de premier cas d’étude. Dans le désordre, on peut se poser un certain nombre de questions :
  • la norme IAS 39 qui a permis aux banques, selon les pays[8], de déprécier dans leurs comptes au 30 juin les obligations grecques de 0% à 50%, est-elle une bonne norme ?
    une interprétation aussi divergente est-elle soutenable ? Les banques françaises ont-elles eu raison d’illusionner leurs actionnaires, l’espace d’un instant, sur l’application de l’accord du 21 juillet d’où tel le Phénix, la Grèce devait ressortir en pleine forme ?
  • la notion « d’accord de place » rapidement trouvé en France pour éviter de passer les dépréciations qui s’imposaient, n’a-t-il pas eu pour conséquence de mettre en cause la confiance des investisseurs envers nos établissements de crédit et plus largement notre système financier ?
Commençons donc par évaluer les normes comptables françaises

Pourquoi ne pas commencer par le commencement c’est-à-dire par la revue des normes comptables françaises ? Est-on vraiment sûr que l’invocation par J. Haas de la revue des politiques publiques soit le meilleur argument en la matière ? Croit-on vraiment que le caractère apparemment collégial de l’ANC garantisse comme il l’indique dans sa lettre, une bonne anticipation des effets économiques de la norme ?

C’est en vertu d’un consensus non vertueux que le Comité de Règlementation Comptable a autorisé en son temps l’article 215 du Règlement « consolidation » qui permet aux groupes payant leurs acquisitions en titres, de ne pas faire apparaître les écarts d’acquisition. La chute de Vivendi et les difficultés de quelques autres ont montré les dangers de cette astuce jugée « compétitive » à l’époque.

Et plus généralement, que penser de la cohérence interne de notre normalisation comptable écartelée entre les dispositions du Code de Commerce et celles du Plan Comptable Général ? Au sein de ce même plan comptable, quelle cohérence y a-t-il, par exemple, entre les articles 211 et 212 du PCG qui reprennent la définition des actifs et des passifs donnée par les IFRS, et l’article 331-7 qui prohibe implicitement le retraitement des contrats de crédit-bail ?

Le Président de l’ANC a raison ; une procédure d’évaluation des normes comptables en bonne et due forme serait une excellente chose ; je me demande simplement s’il ne risque pas de se trouver dans la situation de l’arroseur arrosé…

Dominique LEDOUBLE

__________________________________________

[1] La lettre est du 4 août ; elle a été traduite et publiée dans le numéro d’octobre de la RFC. Un commentaire en a été fait dans la RFC de novembre par Gilbert Gélard, ancien membre de l’IASB.
[2] Olivia Dufour– La dette grecque relance le débat de la valeur de marché – Option Finance n° 1139, 12 septembre.
[3] La Tribune – 16 septembre « L’urgence de faire avancer la comptabilité » et Agefi Hebdo – « Les comptes doivent s’ancrer sur ce qu’il y a de plus robuste » 15 septembre –
[4] AEMF (Autorité européenne des marchés financiers)- Sovereign debt in IFRS Financial Statements  – 25 novembre.
[5] Toutefois, pour évaluer la nécessité d’un impairment, il faut regarder au niveau du débiteur – l’Etat grec- et non d’un titre ou d’une échéance de titre émis par ce débiteur. Ce qui amène l’AEMF à suggérer que les titres détenus à échéance post 2020, non provisionnés au 30 juin par nos banques, sont concernés au même chef que ceux inclus dans le pseudo accord du 21 juillet.
[6] Lettre du 31 août reproduite in RFC N° 448 novembre 2011 p. 65
[7] L’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) est le Comité européen qui, auprès de la Commission, définit la politique comptable européenne ; il est à ce titre l’interlocuteur technique de l’IASB. Il est actuellement présidé par notre consoeur Françoise Florès.
[8] On remarquera que les grands cabinets signataires des comptes des banques on pu prendre des positions différentes selon les pays… La notion d’unicité des firmes au plan mondial reste pour partie  une facilité de langage !

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