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La théorie des droits de propriété n’est pas récente et certains de ses effets sont connus depuis longtemps :

  • nous prenons mieux soin des biens dont nous sommes propriétaires que de ceux qui appartiennent à autrui et a fortiori de ceux qui n’appartiennent à personne ;
  • les biens n’ont pas de valeur dans un marché où les droits des propriétaires sur ces biens ne sont pas parfaitement définis et connus ;
  • le désordre résulte en général d’une insuffisante précision dans la fixation des droits de propriété.

Ces remarques générales appliquées à la propriété des entreprises ont conduit d’une part à mieux définir les modes de propriété (privée, communale, collective…) d’autre part à affirmer la prééminence de la propriété privée en termes d’efficacité économique.

L’absence de droits de propriété se fait également sentir dans le monde des entités sans propriétaires : associations, fondations, mutuelles… L’une des situations où cette absence est la plus visible est celle de la fusion/absorption de ces entités. La pratique des fusions d’entités non capitalistiques (associations, mutuelles…) me semble donner raison aux auteurs de la théorie des droits de propriété.

La théorie des droits de propriété nous enseigne qu’est propriétaire celui qui possède les droits résiduels et exerce le contrôle résiduel[1] sur un bien déterminé. Nous allons voir que les participants à des entités non capitalistiques n’ont aucun de ces droits.

Le droit applicable aux fusions d’entités non capitalistiques

Le Code de Commerce comporte des dispositions précises confortées par près d’un siècle de jurisprudence :

  • la disparition de la personne morale de l’absorbée résulte d’un vote des propriétaires ; il en va de même de l’acceptation par l’absorbante du patrimoine de l’absorbée ;
  • la consistance de l’opération est confortée par l’effet de transmission universelle ;
  • les créanciers sont protégés par des procédures de constitution de garantie ou de remboursement ;
  • des mesures de publicité encadrent les opérations…

Tel n’est pas le cas des entités sans propriétaires. Remarquons d’abord le mutisme de nos textes sur ces situations :

  • rien dans la Loi de 1901[2] ;
  • cinq malheureux articles partiellement redondants dans le Code de la Mutualité[3] ;
  • pas davantage dans le Code de la Sécurité Sociale[4].

S’agissant des organismes de protection sociale (caisses de retraite complémentaire), entités sans capital et sans représentation directe des cotisants (les entreprises) ou des bénéficiaires (les salariés), la loi distingue la fusion proprement dite et le transfert de portefeuille : dans les deux cas, c’est le Ministère des Affaires Sociales qui doit préalablement autoriser l’opération. Il approuve le transfert de portefeuille par arrêté « s’il lui apparaît que celui-ci ne préjudicie pas aux intérêts des créanciers, des adhérents, des participants et des bénéficiaires », texte vague :

  • qui ne fixe pas le point de savoir comment le Ministre apprécie l’équilibre entre les intérêts des uns et des autres ;
  • qui ne dit pas ce que deviennent dans l’opération les droits résiduels de propriété collective (en clair les réserves non affectées).

Des dispositions à peu près similaires sont applicables aux mutuelles. L’existence d’une assemblée générale conduit certes à prévoir que la fusion soit soumise à son approbation. L’expérience montre que cette formalité est souvent sans portée compte-tenu d’une part de la quasi-impossibilité physique de réunir les adhérents[5], d’autre part de l’impossibilité pour l’assemblée d’appréhender les capitaux résiduels ou d’apprécier l’équilibre financier de l’opération, faute de rémunération de l’apport.

Dans le silence des textes, les praticiens tentent tant bien que mal d’étendre les solutions applicables aux entreprises capitalistiques, sans toujours y parvenir complètement. Ainsi en tant que commissaire aux apports et à la fusion de plusieurs mutuelles, ai-je jugé nécessaire non seulement de vérifier l’absence de surévaluation des apports, ce qui est la mission légale, mais aussi de me prononcer sur :

  • l’équilibre financier de la future mutuelle fusionnée ;
  • l’égalité de traitement entre les membres des diverses mutuelles ;
  • le caractère approprié de l’information fournie aux adhérents sur l’évolution probable de leurs contrats.

Dans des opérations de cette nature, l’équité financière ne porte pas sur une parité puisqu’il n’y a pas d’émission de titres en capital mais le traitement relatif des adhérents en leur double qualité de bénéficiaires des couvertures santé et d’utilisateurs collectifs des fonds propres des entités fusionnées.

Un exemple particulièrement éclairant des conséquences de cette absence de droits de propriété sur les structures sans capital est celui des institutions supplémentaires de retraite, dont la loi Fillon a ordonné la transformation en simple gestionnaire de régimes ou la fusion avec une institution paritaire.

Premier cas de figure, celui d’une Caisse chargée de gérer un régime de retraite « chapeau » dans un grand groupe bancaire. Elle est absorbée par une institution paritaire de retraite complémentaire dans l’orbite du même groupe. Les bénéficiaires du régime dissous n’ont eu pratiquement aucun mot à dire :

  • l’opération est décidée par les partenaires sociaux et exécutée par un conseil d’administration que les bénéficiaires n’ont pas élus ;
  • ils ne la votent pas mais sont en théorie protégés de leurs droits par le contrôle exercé par le Ministère des Affaires Sociales ;
  • les réserves financières de leur régime ne leur appartiennent pas et sont dévolues en totalité à l’institution bénéficiaire de l’apport.

Tout ceci est parfaitement légal et régulier mais laisse tout de même une impression bizarre.

Plus étrange encore est le sort des caisses de retraite supplémentaire d’un groupe ayant fait l’objet d’une scission. Avant cette scission, les salariés français du groupe pouvaient bénéficier selon leur ancienneté, leur statut et leur origine professionnelle, de deux régimes de retraite supplémentaire géré par deux caisses distinctes. Les deux caisses étaient organisées paritairement et leur conseil d’administration comprenait à part égale des représentants des employeurs et des salariés.

La couverture financière des engagements pris par les deux caisses était différente :

  • les engagements de la première caisse avaient été transférés à un assureur avec constitution des fonds correspondants ;
  • les engagements de la caisse n’ont pas été financés.

Les statuts des deux caisses prévoyaient explicitement que les retraites ne seraient payées que pour autant que l’employeur soit financièrement en mesure de le faire et seraient réduites ou annulées au cas contraire :

  • les bénéficiaires du premier régime avaient pratiquement toutes chances d’être payés étant donné que les fonds nécessaires avaient été transmis à un assureur ;
  • les bénéficiaires du second régime ne pouvaient compter que sur les ressources des employeurs participant au régime.

La scission entraîne une modification radicale de cette situation :

  • les personnels (actifs et inactifs) ont été reclassés selon divers critères entre les deux caisses avec les engagements pris à leur égard ;
  • les deux employeurs nés de la scission se sont partagé les deux caisses, l’un restant seul dans le second régime et l’autre dans le premier.

Ces modifications n’ont eu aucune incidence apparente sur les personnels et ce d’autant plus que la gestion administrative des régimes est restée entre les mains du même gestionnaire. Elles ont pourtant créé une novation sensible de la situation des personnels dont la sécurité financière, quant au paiement de leur retraite supplémentaire, est désormais très différente selon les cas. En substance, les ayants-droits des régimes ont économiquement changé de débiteur et ceux qui ont été affectés à la seconde caisse se trouvent désormais dans un régime non financé.

Ces transferts se sont opérés dans le silence parfait des textes régissant les institutions supplémentaires de retraite[6], sans que les bénéficiaires n’aient jamais eu leur mot à dire… Ces situations ne sont pas réservées aux entités du secteur non marchand. Il a fallu attendre 2005 pour que les associations signataires de contrats collectifs d’assurance-vie avec les compagnies d’assurances soient légalement mises dans l’obligation de faire voter leurs adhérents[7]

Bref, on l’aura compris, la réforme des retraites se fera très au-dessus de nos têtes sans que les cotisants, ni les bénéficiaires, aient individuellement leur mot à dire… C’est la beauté des mandats politiques !

Dominique Ledouble

[1] Voir un exposé synthétique in B. Coriat & O. Weinstein – Les nouvelles théories de l’entreprise – Le Livre de Poche 1995.
[2]
 La jurisprudence a cependant admis la possibilité d’une telle opération et la pratique s’est référée autant que possible au régime commercial, considéré comme le droit commun. La même remarque vaut pour les fondations.
[3]
 Art.  L113-2 et 3,  art. L212-11 à 13 C.Mut., sur les fusions de mutuelles.
[4]
Art. L931-16 et 17 C.Séc.Soc., sur la fusion des institutions paritaires de prévoyance. Le code est muet sur la fusion d’organismes primaires ou nationaux de Sécurité Sociale.
[5]
 Cette remarque est valable pour toutes les assemblées générales de mutuelles, ce qui a pour conséquence pratique de ne faire peser aucun contrôle réel sur les dirigeants, en tout cas de la part des adhérents.
[6]
 Avant d’être modifié en 2003, le Code de la Sécurité Sociale ne comprenait sur ce sujet qu’un seul article (L941-1 C.Séc.Soc.) qui se contentait de constater l’existence des IRS.
[7]
 Cf. sur ce point G. Prache – Les scandales de l’épargne retraite- Bourin Editeur, 2008

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